L'Europe commet une grave erreur stratégique
En quittant Bruxelles en train, l'usine Audi est l'une des premières choses que l'on aperçoit. Composée de bâtiments rectangulaires gris, ce site fut longtemps l'un des plus grands producteurs automobiles de Belgique. Symbole de modernité et de productivité, il incarnait parfaitement la capitale européenne. Mais début 2023, l'usine a succombé à la crise industrielle qui frappe le continent et a fermé ses portes sans cérémonie. Des graffitis apparaissent déjà sur ses murs autrefois immaculés.
Ces derniers mois, l'histoire de l'usine Audi est devenue le reflet de celle de l'Europe. Tous deux connaissent des difficultés et risquent d'être emportés par la nouvelle donne géoéconomique du siècle. À Bruxelles, la réponse à ce dilemme suit l'air du temps : dans le cadre d'une refonte militaire plus large, des ministres proposent de transformer l'ancienne usine automobile en producteur d'armes. Selon ses partisans, cette reconversion renforcerait l'autonomie stratégique de l'Europe et créerait 3 000 emplois.
Partout en Europe, les décideurs convergent vers cette même stratégie, espérant faire d'une pierre deux coups. D'une part, l'augmentation des dépenses militaires protégerait l'Europe de la Russie et la rendrait indépendante des États-Unis, lui conférant enfin le statut de superpuissance. D'autre part, cela relancerait le secteur industriel européen en difficulté, sous pression des concurrents chinois et de la hausse des coûts énergétiques. Injecter des fonds dans le militaire serait ainsi la solution pour combattre simultanément la vulnérabilité géopolitique et la crise économique.
Ces espoirs risquent cependant de se révéler illusoires. La poussée vers la militarisation de l'Europe, confrontée à des problèmes d'échelle et d'efficacité, a peu de chances d'aboutir. Mais le danger est plus grand encore qu'un simple échec. En privilégiant la défense au détriment de tout le reste, l'Union européenne risque de reculer plutôt que d'avancer. Ce réarmement effréné pourrait bien s'avérer être une erreur historique plutôt qu'un progrès majeur.
Cette nouvelle approche européenne est souvent qualifiée de keynésianisme militaire. À l'origine, ce concept désignait la tendance des gouvernements du milieu du XXe siècle à contrer les crises économiques par des dépenses militaires accrues - une approche attribuée aux Nazis dans les années 1930, puis mondialisée par les Américains dans les années 1940. Plus récemment, le terme a été appliqué à l'économie de guerre de Vladimir Poutine en Russie.
Pourtant, rien ne prouve que les efforts actuels de l'Europe méritent cette appellation. D'abord, le continent ne fait que revenir à ses niveaux de dépenses militaires d'avant 1989. Par exemple, dans les années 1960, les dépenses militaires allemandes atteignaient près de 5% du PIB ; l'objectif annoncé la semaine dernière par le chancelier Friedrich Merz est de 3,5%. Ce retour en arrière est loin de constituer un bond en avant - certainement pas à la hauteur du concept de 'Zeitenwende' (tournant historique) utilisé pour décrire ce changement de cap.