La 'cringification' des manifestations : Quand l'esthétique éclipse l'action politique
L'organisation de la dernière grande manifestation du XXe siècle fut une entreprise colossale. Les groupes impliqués dans la perturbation de la Troisième Conférence ministérielle de l'OMC – syndicats, politiciens, étudiants, écologistes, peuples autochtones, défenseurs des droits humains, clergé catholique – n'étaient pas naturellement alliés. Un an de préparation intensive précéda l'action de novembre 1999, connue depuis sous le nom de Bataille de Seattle. La manifestation atteignit rapidement son premier objectif : paralyser le centre-ville et empêcher les délégués de l'OMC d'accéder à la conférence. Les forces de l'ordre furent submergées. La cérémonie d'ouverture fut annulée. Ce qui devait être une journée de protestation s'étendit sur cinq jours, avec des confrontations dont l'écho résonne encore aujourd'hui.
En 1999, Internet en était à ses balbutiements et les réseaux sociaux n'existaient pas. S'ils avaient existé, les débats auraient fusé sur les choix tactiques des manifestants. Certains auraient déploré les dégâts matériels, d'autres auraient encouragé les cocktails Molotov. Les commentateurs du lundi matin auraient accusé les anarchistes casseurs d'être des agents provocateurs. Les costumes de tortues marines des écologistes auraient fait l'objet de moqueries.
Pourtant, ces protestations historiques sont rarement évoquées lors des analyses des mouvements contemporains comme les manifestations 'No Kings' de juin 2025. Les réseaux sociaux préfèrent se concentrer sur un seul mot : 'cringe'. Ce terme, à la fois nom et adjectif, désigne une esthétique subjective mais largement partagée, devenue obsession des médias en ligne. Des listicles recensent les comportements 'cringe', du fait de filmer ses larmes aux danses TikTok en passant par le manspreading.
Cette notion de 'cringe' affecte particulièrement les manifestations. D'abord parce que les manifestants plus âgés sont perçus comme inauthentiques par les jeunes générations. Ensuite parce que l'efficacité même des manifestations est remise en question. Après avoir vu Donald Trump réélu malgré les protestations massives, beaucoup de jeunes concluent que manifester ne sert à rien.
Comme l'explique Kevin Gannon, les réseaux sociaux favorisent paradoxalement le cynisme et la distance ironique plutôt que la solidarité. Or, manifester exige précisément de renoncer à cette distance – de se rendre vulnérable à l'espoir et à la déception. C'est ce qu'analysent Kelly Hayes et Mariame Kaba dans leur ouvrage sur l'organisation militante.
Face à ces défis, les mouvements protestataires doivent naviguer entre coalition pragmatique et expression artistique. Comme le souligne Gannon, la gauche peine davantage que la droite à unir ses factions diverses. Pourtant, malgré le 'cringe' inévitable des manifestations, celles-ci restent essentielles. Peut-être assistons-nous à une réappropriation de ce terme, comme le suggèrent certains contenus TikTok. Quoi qu'il en soit, le combat continue.