L'antisémitisme n'est plus une simple idéologie — c'est désormais un modèle économique
Illustration photo par Thx4Stock. Par Tehilla Shwartz Altshuler. Le 28 mai 2025. Quelques jours après sa suspension suite à une altercation antisémite dans un bar sportif de Philadelphie, Mohammed "Mo" Khan, étudiant à l'Université Temple, est apparu sur le podcast de Stew Peters. Ce dernier, connu pour ses positions négationnistes et ses appels à la déportation massive des Juifs, a échangé avec Khan sur la "suprématie juive" avant de lui offrir 100 000 dollars en $JPROOF, une cryptomonnaie lancée par Peters en avril. Cette monnaie se présente comme un moyen de "libérer" les systèmes financiers de l'influence des banques juives. Ce recours aux cryptoactifs illustre une évolution inquiétante : l'antisémitisme n'est plus seulement une idéologie, mais aussi un modèle économique. Nous ne faisons plus face à de simples discours haineux, mais à un système numérique et économique complet. La seule réponse efficace doit être tout aussi systémique : une nouvelle approche réglementaire ciblant les mécanismes de monétisation, les facilitateurs technologiques et les plateformes financières qui transforment la haine en profit. L'antisémitisme en 2025 ne se limite plus aux forums marginaux ou aux graffitis de svastikas. Il est désormais diffusé en direct, financé par la foule et, pour la première fois, monétisé. Et surtout, il se propage plus vite que notre capacité à réagir. Bienvenue dans la nouvelle économie de la haine. Khan a ainsi récolté des dizaines de milliers de dollars en ligne, à travers les tokens $JPROOF offerts par Peters, mais aussi via des campagnes GiveSendGo pour ses frais juridiques et son soutien psychologique. Ces collectes ont attiré des soutiens de communautés anti-sionistes et adeptes de théories du complot. Cette économie de la haine ne fonctionne pas en vase clos. Elle s'appuie sur une infrastructure technologique de plus en plus sophistiquée : réseaux sociaux, systèmes d'IA, outils de profilage et technologies financières décentralisées. L'intelligence artificielle devient le nouveau champ de bataille dans la lutte contre l'antisémitisme, permettant la génération automatique de discours haineux, de deepfakes conspirationnistes et de campagnes de désinformation personnalisées. Ajoutez à cela le ciblage précis des individus et communautés juives via l'analyse de données, et vous obtenez une menace multidimensionnelle qui dépasse largement le cadre de surveillance traditionnel. Les garde-fous actuels se concentrent sur la modération des discours haineux et l'activité des groupes extrémistes sur les plateformes grand public. Mais en 2025, l'antisémitisme se construit aussi à travers des applications décentralisées, des tokens ludifiés et des médias synthétiques (contenus générés ou manipulés par IA). Ces domaines échappent encore largement à la surveillance. Ce nouveau paysage financier antisémite transcende les frontières, tant géographiques que numériques. Ce qui commence dans un bar américain a des répercussions dans les communautés juives du monde entier. Cette fluidité n'est pas un effet secondaire, mais une caractéristique déterminante de notre époque, qui exige une vigilance renouvelée. L'avenir de la lutte contre l'antisémitisme ne se joue plus dans les synagogues ou les universités, mais dans les salles où se décident les politiques technologiques : l'AI Act à Bruxelles, les assouplissements de modération à Washington, ou le silence inquiétant autour de la régulation des plateformes crypto. L'enjeu est institutionnel : qui fixe les règles sur ce qui peut être monétisé, quelles plateformes échappent à la régulation, et quelles manipulations financières restent impunies ? Ce silence réglementaire n'est pas neutre : il est complice. Traditionnellement, l'éducation était considérée comme le remède à l'antisémitisme. Mais dans un écosystème en ligne où la provocation est récompensée, chaque acte haineux devient une opportunité de monétisation. Tant que la haine sera amplifiée par les algorithmes plutôt que cachée, l'éducation seule restera insuffisante. Nous devons pousser les entreprises technologiques, les décideurs politiques et la société civile à reconnaître cette nouvelle réalité et à agir en conséquence : par la régulation, la responsabilisation des plateformes et l'investissement dans l'éducation numérique systémique. Les dirigeants communautaires juifs du monde entier ont aussi un rôle crucial à jouer. Ce moment exige plus que des déclarations de solidarité : il appelle une nouvelle vision stratégique pour protéger la vie juive à l'ère numérique. L'affaire Khan n'est pas qu'une histoire d'étudiant. C'est un signal d'alarme. L'écosystème antisémite a évolué, fusionnant complots, contenus, commerce et code en une machine sans faille. Nous ne combattons plus seulement l'ignorance, mais toute une infrastructure. Cette apparition podcast devrait nous réveiller sur la manière dont notre société affronte l'antisémitisme contemporain. La lutte contre la haine aujourd'hui exige plus que de l'indignation : elle nécessite une refonte de nos outils, de nos priorités et de nos cadres éducatifs. L'éducation reste essentielle, mais doit être repensée. L'enseignement de la Shoah, par exemple, ne peut se contenter de raconter l'histoire ; il doit devenir une boussole morale pour naviguer l'influence en ligne, comprendre les biais algorithmiques et résister à la ludification de la haine. Sans cette refonte, même les initiatives éducatives les mieux intentionnées risquent d'être noyées dans le bruit. Nous ne pouvons plus compter sur les modèles éducatifs traditionnels pour nous prémunir contre la haine. Nous devons adapter nos cadres pédagogiques aux réalités actuelles : expliquer comment l'antisémitisme mute, se commercialise et monétise l'engagement. Avant de nous demander ce que Khan aurait dû apprendre, interrogeons-nous sur ce que nous avons échoué à enseigner, et surtout sur les systèmes que nous avons échoué à réguler. La leçon ici ne concerne pas seulement ce que Khan a refusé d'apprendre, mais ce que nous ne pouvons plus nous permettre d'ignorer.