Pourquoi l'adoption de la loi GENIUS sur les stablecoins pourrait être une fausse bonne idée
La semaine dernière, alors que le monde avait les yeux rivés sur l'Iran et Israël, le lobby des cryptomonnaies célébrait une victoire majeure à Washington. «L'histoire est en train de s'écrire», a tweeté Jeremy Allaire, PDG de Circle, plateforme d'émission de stablecoins, après le vote au Sénat du GENIUS Act. Ce texte vise à faciliter le développement des monnaies numériques et à leur donner, ainsi qu'à d'autres actifs crypto, une légitimité officielle. Les stablecoins, conçus pour maintenir une valeur stable équivalente à un dollar, évoluent aujourd'hui dans un flou réglementaire. Certains sont considérés comme des titres financiers, d'autres non. Malgré un marché de 250 milliards de dollars dominé par Tether et Circle, les banques traditionnelles restent méfiantes, en raison des incertitudes juridiques et des liens du secteur avec des activités illicites. Le GENIUS Act (Guiding and Establishing National Innovation for U.S. Stablecoins Act) pourrait changer la donne en intégrant les cryptos au système financier traditionnel. Il classe les stablecoins comme moyens de paiement plutôt que comme titres financiers, et établit un cadre réglementaire pour leurs émetteurs, sous la supervision des autorités fédérales et locales. Adopté avec le soutien de 50 républicains et 18 démocrates, le texte doit encore passer devant la Chambre des représentants. Allaire y voit un levier de «compétitivité économique et nationale pour les décennies à venir». Le sénateur républicain Bill Hagerty, à l'origine du projet, partage cet optimisme. Mais pour les groupes d'intérêt public et les démocrates opposés au texte, ce vote illustre avant tout l'influence grandissante du lobby crypto, qui pèse lourdement sur les deux branches du Congrès. «Le GENIUS Act n'est qu'une étape dans une expérience incontrôlée visant à imposer les cryptos à l'économie», critique Mark Hays de Americans for Financial Reform. L'administration Biden a pourtant multiplié les mises en garde, après les faillites retentissantes d'échanges crypto comme FTX, dont le fondateur Sam Bankman-Fried a été condamné pour fraude. Gary Gensler, patron de la SEC, dénonce un secteur «gangréné par la fraude». Un récent sondage Pew révèle que 60% des Américains se méfient des cryptos comme investissement. Pourtant, en 2024, trois super PAC financés par l'industrie ont dépensé 265 millions de dollars pour promouvoir des candidats favorables aux cryptos. «Ils ont commencé à rentabiliser leur investissement», analyse Bartlett Naylor de Public Citizen. Les défenseurs du GENIUS Act mettent en avant ses garde-fous: obligation de réserve en actifs sûrs (bons du Trésor, comptes bancaires), publication mensuelle des réserves, audits annuels pour les émetteurs de plus de 50 milliards de capitalisation. Christian Catalini du MIT y voit «une protection juridique claire pour les détenteurs». Mais les critiques jugent ces mesures insuffisantes. Mark Hays dénonce «un cadre à moitié fait qui ne supprime pas les risques», comparable selon lui à la dérégulation des produits dérivés en 2000, facteur de la crise de 2008. Le texte inclut une clause anti-conflit d'intérêts interdisant aux élus et hauts fonctionnaires d'émettre des stablecoins. Mais cette restriction ne s'applique pas au président ni au vice-président - une faille potentiellement cruciale. En mars, World Liberty Financial, startup détenue par la famille Trump, a lancé son propre stablecoin, USD1 (déjà 2,2 milliards de capitalisation). Si la loi passe, «le stablecoin de Trump pourrait dominer l'écosystème», prévient Hays, évoquant des risques de conflits d'intérêts et de contournement des lois anti-corruption. Début mai, un cofondateur de World Liberty Financial a évoqué l'utilisation d'USD1 dans un investissement de 2 milliards lié aux Émirats arabes unis et à Binance, dont le fondateur Changpeng Zhao purge une peine pour blanchiment. Les sénateurs démocrates Elizabeth Warren et Jeff Merkley réclament une enquête sur cette opération, qu'ils soupçonnent de violer les lois anti-corruption. Ils dénoncent une loi GENIUS qui «valide les profits personnels de Trump sur le dos de l'État». Les promoteurs du texte rejettent ces accusations. Ils vantent les avantages économiques des stablecoins pour les paiements internationaux, aujourd'hui dominés par Visa et Mastercard. Christian Catalini, ex-conseiller de Facebook sur son projet avorté de crypto-monnaie, prédit «des paiements globaux plus rapides et moins chers» grâce à l'interopérabilité des portefeuilles numériques. Amazon, Walmart et Meta réfléchiraient à lancer leurs propres stablecoins, tout comme Wells Fargo et Bank of America. Mais pour Corey Frayer, ancien conseiller de la SEC, cette prolifération de «monnaies privées» (Bezos bucks, Zuckerberg bucks, Trump bucks) créera confusion et risques systémiques. Il rappelle les décrochages passés de Tether (0,95$ en 2022) et USDC (0,87$ en 2023). Si les stablecoins gagnent en importance, une ruée vers les banques deviendrait plausible. Frayer compare cette situation à l'ère pré-guerre civile, où les banques privées émettaient des monnaies sans garantie - chaos qui avait conduit aux lois bancaires de 1863-1864. L'historien économique Barry Eichengreen partage cette analyse. «Nous risquons de revenir à un système de monnaies privées après tant de leçons apprises», déplore Frayer. Si la dérégulation crypto se poursuit, cette ironie pourrait tourner au cauchemar.